(Article non publié par Le Figaro, en réponse aux commentaires de Charles Jaigu à propos de la Catalogne)
En ces temps où les auteurs de fake news peuvent devenir président
et même être nominés pour un prix Nobel de la paix, il devient de plus
en plus urgent que les médias qui se veulent sérieux cherchent à établir
des systèmes de vérification des informations qu’ils publient. Le
scandale de Claas Relotius, journaliste vedette qui a bâti sa carrière
dans le prestigieux journal Der Spiegel sur la base d’innombrables
mensonges, prouve, s’il était besoin, que même la presse la plus
prestigieuse peut publier des absurdités monumentales si elle néglige le
devoir de confirmer et de croiser les informations qu’elle publie.
L’article “
Pourquoi le catalogue est devenue folle”
de Charles Jaigu (Le Figaro, 21 février) est l’un de ces textes qui
minent la crédibilité d’un média. Son problème n’est pas tant le ton
arrogant, insultant et mâtiné de racisme avec lequel l’auteur s’autorise
à qualifier la société catalane de folle, d’obtuse ou de sectaire.
Ceci, après tout, pointe davantage l’auteur lui même, que non pas
l’objet de son analyse. Le problème est que les “données” utilisées par
l’auteur sont fausses, que ses citations sont manipulées et que ses
interprétations ne résistent pas à la moindre analyse.
Pour ce qui est des données, il suffit du premier paragraphe de
l’article pour constater que M. Jaigu n’a pas la moindre idée de ce dont
il parle. Quand il dit que l’espagnol “est interdit” dans les
universités catalanes, il ment, tout simplement. N’importe quel
internaute peut le vérifier sur les sites des universités catalanes.
S’il le fait, il constatera que l’espagnol n’est pas seulement officiel,
aux côtés du catalan, mais que c’est aussi la deuxième langue la plus
utilisée. Quand Jaigu affirme que “poser une question dans la rue dans
la langue de Cervantes vous vaudra des regards courroucés” confine au
ridicule, au vu de toutes les statistiques disponibles qui indiquent que
la moitié de la population de la Catalogne affirme vivre habituellement
en espagnol. Mais quand il dit “Nulle part vous ne pourrez voir un film
en espagnol au cinema”, l’auteur se place sur le terrain du délire. Un
simple coup d’œil aux films à l’affiche à Barcelone (par exemple,
https://www.guiadelocio.com/barcelona/cine)
suffit à constater qu’aujourd’hui en Catalogne, il est difficile de
trouver des films en catalan. J’imagine qu’il est inutile de continuer.
Aucune des “informations” de son article ne résiste à une simple
confrontation avec la réalité.
Même les citations qu’il fournit sont erronées. Jaigu affirme que le
président catalan Quim Torra aurait écrit un article dans lequel il
aurait dit [en catalan] : “Les Espagnols sont serpents, vipères, hyènes.
Des bêtes à la forme humaine, cependant, qui savourent une haine
brillante. (…)”. Que dit en fait le texte original de l’article “
La llengua i les bèsties”
(La langue et les animaux) ? : “Maintenant, regarde dans ton pays et
vois à nouveau les animaux qui parlent. Mais ils sont d’un autre type.
Charognards, vipères, hyènes. Mais des bêtes à forme humaine, qui
distillent la haine. “Où est donc le terme “les Espagnols” ? Nulle part.
Pourquoi ? Parce que l’article ne fait pas référence aux Espagnols en
général, mais seulement à la minorité des ultra-nationalistes qui se
sont toujours efforcés de liquider le catalan. On peut ne pas aimer le
langage utilisé dans l’article, mais en manipuler le texte pour lui
faire dire ce qu’il ne dit pas est éthiquement réprouvable.
Sur une base aussi peu fiable, il n’est pas surprenant que la
description de la “réalité” catalane proposée par l’auteur ne résiste
pas à la critique la plus élémentaire. La thèse centrale de l’article
est que, au cours des dernières décennies, la société catalane a été
“endoctrinée” par les indépendantistes. Le problème de cette hypothèse
est sa crédibilité (plus que réduite). Comment est-il possible qu’un
gouvernement régional ne contrôlant qu’une seule télévision et une seule
radio parmi des dizaines ait pu “endoctriner” une société aussi ouverte
sur l’extérieur que la catalane, où 80% de l’offre télévisuelle
provient de Madrid, où deux plus grands journaux de Catalogne sont
ouvertement unionistes, et où le système éducatif -dont un tiers est aux
mains du privé- suit le programme fixé par les autorités de Madrid ?
Est-il seulement possible “d’endoctriner” une population qui dispose de
quantité d’information alternative sur ses écrans de téléphone ? Et
comment expliquer alors que c’est précisément la population la plus
instruite et la plus informée de Catalogne qui soutien massivement le
mouvement indépendantiste ? On peut certes trouver de nombreuses
explications, mais les théories du complot selon lesquelles une poignée
de dirigeants pervers trompent des millions de cerveaux infantilisés
ressemblent plus à de l’arrogance coloniale qu’à une explication
raisonnable. Mais peut-être s’agit-il précisément de cela pour l’auteur :
créer l’image d’un peuple irrationnel, qu’il convient donc
particulièrement que les Übermenschen extérieurs continuent de dominer.
En conclusion. Le conflit entre la Catalogne et l’Espagne est
multiséculaire et complexe. Il s’agit d’un défi majeur pour la
construction d’une Europe démocratique. Les intellectuels et les médias
ont le devoir moral de contribuer à la rendre compréhensible. Ne pas
oeuvrer dans ce sens ou contribuer à la diffusion de récits infondés ne
nous aidera pas à construire une Europe plus solide, et il va sans dire
que dans cette entreprise, nous avons tous beaucoup à perdre.